Le
Troisième homme
"Si le riche de la parabole
est anonyme, c'est qu'il est le parangon de tous ceux qui
partagent sa situation et son comportement et dont, de bien des façons,
nous parlent de nombreuses pages d'Évangile. De nos jours il ne
porterait que des vêtements de "marque", ceux qu'un
habile marketing fait convoiter à nos collégiens au grand dam du
budget parental, à l'époque c'était "le pourpre et le
linge fin". Et la grande bouffe! Oui, pas ces sympathiques et
occasionnels repas de fête où l'on met les petits plats dans les
grands et où s'exprime une joyeuse convivialité, familiale ou
amicale, mais chaque jour de "brillants festins". On
imagine ce riche quelque peu en surpoids, et encore heureux
qu"à l'époque on n'avait pas encore inventé le cholestérol!
Remarquons qu'il ne fait rien de mal. Il est très élégant et il
mange bien. Nous verrons que son problème est ailleurs.
Et puis il y a Lazare. Lui, il a un nom. C'est d'ailleurs tout ce
qu'il a. Car il est pauvre. Et ce n'est rien de le dire. Le plus
bas de la fameuse échelle sociale que le riche qui est au sommet
va bientôt raire craquer sous le poids de sa mauvaise graisse.
Lazare, lui, il est sur la marche qui est près du caniveau.
Effondré, couvert d'ulcères, affamé, à la porte. Son seul
secours: des chiens, pourtant considérés dans la Bible comme répugnants
et méchants, qui viennent lécher ses. ulcères. On ne peut pas
établir entre ces deux personnages un contraste plus violent,
plus tragique. C'est déjà la société à deux vitesses; Lazare
n'a que son nom, mais dans la Bible c'est beaucoup. Le nom vient
directement de Dieu et il donne littéralement l'existence. Au
premier chapitre de la Genèse, Adam et Ève reçoivent de Dieu
leur nom et sont chargés par Lui d'en donner un à tous les êtres
de la création. Et Dieu lui- même a un nom tellement sacré
qu'aucune voyelle ne permet de le prononcer. Alors, on commence à
s'inquiéter pour ce riche qui apparaît soudain, au beau milieu
de ses richesses, comment manquant de l'essentiel: ne
s'identifiant que par son avoir, il n'existe pas.
Mais pour qu'apparaisse la pauvreté du riche et la richesse du
pauvre il va falloir passer un seuil, celui que nous passerons
tous un jour, à une heure inconnue mais certaine, écrite. Le
riche et Lazare meurent, et passé ce seuil l'Évangile nous fait
comprendre qu'on laisse tout de l'autre côté, aussi bien les
richesses que les ulcères. Tout, sauf une chose décisive et dont
le riche semblait totalement dépourvu ici-bas, et non pas le
pauvre. Cette chose n'est d'ailleurs pas matérielle, bien
qu'ayant un fondement organique elle serait plutôt spirituelle et
assez mystérieuse: c'est le REGARD. Si Lazare pouvait voir le
riche en train de s'empiffrer et arriver les chiens qui léchaient
ses ulcères, il semble bien que le riche, lui, ne voit rien ni
personne, pas plus loin que le bord de son assiette bien garnie.
Ce n'est que franchi le fameux seuil qu'il découvre tout à coup,
lui qui ne s'inquiétait pas des besoins du pauvre qu'il ne voyait
même pas, que c'est lui, le riche qui a besoin du secours de
Lazare! On se souvient alors de la parabole de Jésus, dimanche
dernier, à propos de l'intendant malhonnête: "faites-vous
ici-bas des amis avec l'argent trompeur pour qu'une fois celui-ci
disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles."...
Lazare n'a pas franchi la porte du riche pour y être
accueilli, visité, nourri, habillé, soigné: "j'étais
pauvre, nu, malade, affamé..." dira Jésus, et vous ne
m'avez pas soigné, visité, nourri. Et voilà que les deux hommes
passent, ensemble cette fois, une autre porte, et que va alors éclater
la vérité de la vie, du moins celle qu'annonce l'Évangile. Le
riche n'a rien fait de mail il a seulement ignoré, ou voulu
ignorer, l'existence de Lazare. Son problème! le voilà: la cécité
du cœur. Et çà c'est terrible! Car cela crée un abîme entre
les hommes. Un abîme terrestre que l'on appelle aujourd'hui la
fracture sociale, et que l'Évangile nous montre comme se creusant
pour l'éternité, mais en s'inversant. Lazare non plus n'a rien
fait de bien ou de mal, il était seulement travaillé par un
besoin qui engendre - un désir: "il aurait bien voulu se
rassasier des restes du riche". L'Évangile nous dit que
celui qui n'a plus rien à désirer n'a plus rien à attendre.
Celui qui désire est toujours un homme en route vers un ailleurs.
La foi nomme cet ailleurs le Royaume de Dieu, et Saint Augustin
disait: "si ton désir ne cesse pas, ta prière ne cesse
pas".
Aujourd'hui, voilà donc un riche qui - et c'est le danger des
richesses que l'Évangile pointe si souvent du doigt - s'enferme
dans sa richesse, son luxe, son confort, et qui est aveugle devant
le pauvre. Voilà un pauvre, pas un saint, un pauvre, qui désire
de la nourriture, et peut-être des soins. Viendra alors le troisième
homme, Jésus, qui lui aussi passera le seuil pour les rejoindre
tous les deux, et comme l'annonce le dernier mot de la parabole,
il ressuscitera des morts et se donnera lui-même en , nourriture
à tous les hommes sans exception, à tous ceux qui le désirent..."
Père Blondeau
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