La dernière agonie de
Jésus.
"Jésus va mourir. Il le sait. Que la mort
soit l'horizon funeste de la vie nous le savons tous. Encore qu'il
y ait là une des mystérieuses et sombres sources de notre dignité,
de notre grandeur. Cette condamnation à mort inéluctable donne
son prix extrême à la vie présente. Sa valeur d'éternité à
l'instant. Les stoïciens l'avaient compris: carpe diem. Mais en même
temps, cette certitude qui fait la grandeur tragique de l'homme
fait aussi son malheur. En chaque grain de sable qui fait se
gripper la machine de notre vie nous lisons aussitôt l'annonce de
la fragilité qui traverse toutes nos certitudes et les menace de
n'être qu'illusions provisoires. Aussi la mort nous angoisse car
à chaque instant de nos vies, jusque dans notre sommeil, nous
relevons sa trace, sa menace, son ombre prémonitoire. L'homme,
quoiqu'il en dise, a peur de la mort. Et s'il semble parfois y
aspirer comme à un martyre inaugural de béatitude, ce ne peut être
que sous l'emprise de la passion, de l'illusion, du désespoir,
quand bien même ces oripeaux de l'âme se revêtiraient des éclats
trompeurs de la religion ou de l'héroïsme.
Jésus va mourir. Il le sait. Et il a peur, puisqu'il est homme,
pleinement. Cette peur reflète dans sa prière dont l'insistance
angoissée nous serre le coeur. La mort disperse, la mort sépare,
la mort divise. Quand le berger est frappé les brebis se
dispersent. Jésus en a le bouleversant pressentiment. La
dispersion des disciples, l'Écriture nous en rapporte la
douloureuse réalité. Et celle de ceux "qui ont accueilli
leur parole" et croient en Jésus, nous les chrétiens,
aujourd'hui, nous la vivons au quotidien. Elle nous concerne et
nous en connaissons tous la figure. Et Jésus plus encore.
Or pour que la victoire sur la mort qu'annonce la Résurrection
soit crédible, il faut absolument que le signe le plus patent de
la mort apparaisse vaincu, ou du moins en passe de l'être au fur
et à mesure qu'avance l'histoire. Il faut serrer nos rangs et
rapprocher nos coeurs pour que le signe de la mort qui divise
s'efface derrière celui de l'amour qui unit. Oui, l'amour est le
nom de cette mystérieuse force qui tient unis entre eux les éléments
de la diversité pour en faire un corps vivant. La mort décompose.
La vie rassemble. Que ce soit la vie végétale, animale ou
humaine. Et l'humain le plus humain n'est pas l'homme solitaire
mais l'homme social, communautaire, ecclésial, dira la tradition
chrétienne, ecclésial, pas ecclésiastique...
Et la peur de Jésus face à sa mort prochaine s'exprime justement
par rapport à ce corps ecclésial qui va naître de e sa mort
personnelle, de son être de Ressuscité. L'homme Jésus pourrait
mourir à jamais si venait à se dissoudre ce corps de lui que
nous sommes. Et l'on comprend son angoisse et l'insistance de sa
prière: "Que tous lis soient un, comme Toi, Père, tu es en
moi, et moi en toi, pour que le monde croit que tu m'as envoyé...
que leur unité soit parfaite". Notre unité dans l'amour,
c'est pour Jésus une question de vie ou de mort personnelle, car
l'Incarnation ne triche jamais. La grandeur du Dieu de notre foi,
c'est sa fragilité qui nous est remise: il prend des risques en
entrant dans notre histoire. Certes, par nos divisions nous ne
pouvons pas tuer Dieu ni réduire au silence son Verbe éternel,
mais nous pouvons le réduire à l'impuissance. Déjà, il y a 20
siècles, notre refus du Dieu de l'Amour a fait mourir Jésus de
Nazareth. L'angoisse du Christ qui connaît cette liberté de
l'homme dont il est la source créatrice est que sa mort, loin
d'avoir fait mourir en elle les racines du refus de Dieu, n'ait
fait que les relancer par cette division des croyants qui
obscurcirait l'expérience pascale.
Mais rien n'est perdu, et dans sa prière marquée par la peur, Jésus
par son abandon à la volonté du Père va se délivrer de cette
peur. Et nous en délivrer aussi. Ce nom du Dieu qui est le Dieu
de la vie, de la liberté, de la communion d'amour, cet amour dont
Jésus témoigne par sa confiance au Père, ce nom du Dieu qu'Il
annonce, Jésus continue à nous le faire connaître, aujourd'hui,
dans l'Écriture, dans l'Église, dans les sacrements de la foi,
dans l'Eucharistie tout particulièrement, oui, ce nom du Dieu que
Jésus nous dit "afin qu'ils aient en eux l'amour dont tu
m'as aimé". Et par ces .signes c'est à toute l'humanité
que cette espérance est donnée. Oui, dira Paul, "le dernier
ennemi, la mort, est vaincue en Christ ressuscité."
Père BLONDEAU |